Un train en cache toujours un autre !

24 décembre 2019 2 Par Nadiege

– Enfin, tu es rentré ! Tu as fait bon voyage ? Tu as l’air fatigué !

– Oui, excellent ! Le train était bondé comme tous les vendredis soir ! Il y avait un monde incroyable dans le hall, et beaucoup de voyageurs étaient chargés de valises ou de sacs. Et en plus, tu ne peux monter désormais que quelques minutes avant le départ, quand le  TGV arrive et que les contrôleurs se postent  à l’entrée du quai pour poinçonner les billets ! On est  donc tous rivés au menu déroulant qui défile jusqu’à l’affichage de la voie. On essaie ensuite de rejoindre le repère correspondant à sa voiture jusqu’à l’arrivée d’un train interminable. J’ai quand même réussi à faire provision de journaux avant de monter dans le compartiment.

– Bon, après ça, tu as pu bouquiner tranquillement !

– Ben, pas tout de suite ! Je ne sais pas pourquoi, j’attire les bavards. Ou les originaux ! J’en ai rencontré un , assez étonnant ce soir ! Je me suis installé  côté fenêtre, un autre voyageur était  assis  côté couloir. Il m’a demandé :

-Vous descendez où ? à Bordeaux ? Quelle ville magnifique ! A peine un peu plus de 2 heures désormais.

Je me suis bien gardé  de relancer la conversation. Mais ça ne l’a pas découragé !

– J’adore les gares, l’ambiance des départs, l’humanité entière s’y croise, enfin ici en tous cas, à Paris. J’ai du mal à comprendre pourquoi les gens se rendent à l’autre bout du monde pour être dépaysés, alors qu’ il suffit de rentrer dans un hall voyageurs. La gare, c’est le monde en raccourci.

– Pour tout vous dire, je rentre chez moi après deux jours de réunion, et la seule chose qui m’intéresse, c’est le panneau d’affichage, en priant pour qu’il n’affiche pas un contretemps ou un retard !

– Quel dommage ! Il y a tant de choses à voir. Tenez, ceux qui cherchent le point rencontre, pas toujours facile à trouver d’ailleurs, parce qu’on les y attend, ceux qui râlent parce que l’escalator est en panne, les amoureux qui arrivent à se sentir seuls au monde, les familles en expédition vers le carré réservé… Enfin, quand je parle des gares, j’aime surtout monter dans les trains. Confortablement assis, j’observe mes contemporains qui s’installent  et j’essaie de deviner qui ils sont…

-Vous n’avez pas toujours la réponse, j’imagine !

-Non, bien, sûr ! D’autant plus qu’engager la conversation, c’est de plus en plus vécu comme une agression. A peine assis, on sort les écouteurs, on branche tablettes et ordinateurs, on ne voit plus rien, ni les gens, ni les paysages.

– Ben, j’avoue, sans vouloir vous vexer, qu’on peut vivre son trajet comme un moment où on est tranquille.  Voyez pour ma part, dans le train, je suis plutôt journaux ou lectures futiles. Et c’est vrai, je ne suis pas forcément disponible pour parler, aussi sympathique soit mon voisin de siège.

– Vraiment ? vous n’avez jamais été partager un café au wagon restaurant avec quelqu’un que vous ne connaissiez pas une heure avant ?

– ça arrive peut-être pour un long trajet, mais deux à trois heures, franchement non !

– Donc vous ne saurez jamais si la jeune fille assise place 33 qui vient chercher du travail à Paris a finalement été embauchée, ni comment évolue l’état de santé de la mère du monsieur du siège 25, ni si la neige était bien au rendez-vous de la famille occupant les cinq sièges 27, 29, 31, 30 et 32 !

– Ben non ! Mais pour tout vous dire, je ne suis pas certain que ça me regarde ! Nous venons à peine de monter, comment savez-vous tout ça ?

– j’écoute simplement ! les gens ne s’écoutent plus ! La vie des autres, c’est passionnant ! En tous cas moi ça me passionne !

– Et vous faîtes quoi de tous ces morceaux de vie ?

– je suis écrivain ! A partir de mes rencontres, j’essaie d’imaginer des histoires, je leur prête des aventures, j’en fais des meurtriers, ou des aventuriers, ou des héros romantiques. La plupart du temps, il ne se passe rien d’intéressant, ils disparaissent de mon imaginaire, mais j’ai eu quelques fulgurances…

– Et pour moi, vous imaginez quoi ?

– Rien pour le moment !  Je sais que  vous vivez à Bordeaux, que vous venez régulièrement à Paris, que vous êtes pressé de rentrer chez vous, donc c’est que quelqu’un vous attend…Mais quand je repenserai à notre rencontre, et que j’inventerai une suite, tout pourra changer : vous aurez décidé de tuer votre chef de service parce que vous aurez découvert qu’il est l’amant de votre femme, ou bien vous aurez raté le marchepied et chuté lourdement sur le quai et rencontré l’amour en la personne qui vous a porté secours, ou alors rien, vous serez resté trop conventionnel et je verrai ce que je peux faire du bout de vie d’un autre voyageur !

-Mais vous devez passer  beaucoup de temps dans le train ! 

-En fait, je passe beaucoup de petits moments dans des tas de trains ! Il se passe plein de choses dans les trains ! Relisez Agatha Christie ! Un train en cache toujours un autre !

A ce moment, la SNCF informe que le départ du  TGV de  18h33  à destination de Bordeaux  est imminent !

Il se lève alors, me souhaite courtoisement bon voyage et descend. Assez stupéfait, je le regarde traverser le quai,  monter dans le Paris-Nantes et s’installer dans une rame côté couloir.

– J’ai pensé à cet homme pendant tout le trajet, passant de train en train et réinventant la vie des autres.

-A ton avis, quelle sorte de personnage est-tu devenu ? Assassin ou victime ? personnage clé ou secondaire ? Abject ou sympathique ?Tu aurais du lui demander son nom ! S’il publie, tu aurais la réponse à tes questions ! 

– Je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer dans quelle histoire il pourrait me faire vivre ou mourir et j’avoue que j’aimerais bien retrouver le passager du Paris -Bordeaux   dans un rôle moins conventionnel que celui du mari qui rentre à la maison après deux jours de labeur !