Mais lui, il a tué le chien

17 novembre 2021 2 Par Nadiege

Le lieutenant Delmont regarda s’éloigner Mme M., ex-femme de la victime et mère du meurtrier. Elle venait de quitter son bureau après qu’il l’ait interrogée. En première analyse, l’affaire avait semblé simple : Pierre M., 23 ans, dans un accès de démence, avait lardé son père de multiples coups de couteau à pain. C’est la mère terrorisée qui avait appelé la police. Le corps gisait dans la cuisine dans une mare de sang.  A leur arrivée, Pierre regardait la télévision dans le salon. Comprenait-il la situation ? Aucun remords apparent. Interrogé sur les raisons de son acte, il répétait en boucle :

– Oui, mais lui, il a tué le chien !

L’interrogatoire au commissariat ne donna rien de plus :

– Parlez-moi de ce chien.

– Papa l’a tué. Il l’a écrasé avec la voiture.

– C’était probablement un accident.

-Non, il l’a fait exprès ! C’est maman qui me l’a dit. Je veux pas qu’il me tue comme le chien.

-Mais il vous a menacé ?

-Non, mais quand même, il a tué le chien.

Il fut transféré à l’hôpital psychiatrique dans lequel il était suivi depuis de nombreuses années. D’après le médecin, il était sous psychotropes et avait vraisemblablement interrompu son traitement, ce qu’il niait farouchement :

– Je vous dis que je les ai pris, les cachets ! Tous les jours. Je sais même les avaler tout seul. Je veux rentrer à la maison.

Mme M. expliqua qu’elle  vivait seule avec son fils depuis sa séparation d’avec la victime, il y a six ans. La maladie mentale diagnostiquée chez Pierre à l’adolescence avait fait voler leur couple en éclats. Ces derniers temps, il n’y avait pas de problème particulier grâce aux médicaments que Pierre prenait chaque jour, sinon un peu de fatigue. C’est elle qui les lui préparait.

– Etes-vous sûre qu’il les a pris régulièrement ces dernières semaines ?

– Je le suppose. Je ne le regarde pas chaque fois qu’il avale une gorgée.

– Pouvez-vous me parler de cette histoire de chien.

– Je ne vois pas de quoi il parle. Nous n’avons jamais eu d’animal.

– Il affirme que c’est vous qui lui avez raconté l’accident.

– Je vous assure, Monsieur, que je ne l’ai jamais entendu évoquer cette bête. Notre actualité du moment, c’était l’appartement thérapeutique dont il devait bénéficier dans un mois ou deux pas très loin de la maison. Nous parlions beaucoup de cette indépendance à préparer, il angoissait un peu et je l’entraînais à s’occuper lui-même de ses repas, de son organisation. Vous savez, monsieur l’Inspecteur, je l’ai beaucoup assisté même dans les actes du quotidien, trop si j’en crois les toubibs.

– Parlez-moi de ses relations avec son père.

– Il le voyait très régulièrement avec plaisir. Il y a eu un moment difficile il y a deux ans lorsque mon ex époux a souhaité lui présenter sa nouvelle femme. Mais les choses se sont peu à peu apaisées.

Elle le questionna sur les suites probables données à l’instruction.

– Il va être déclaré irresponsable, n’est-ce pas ?

– Les experts essaieront de déterminer si son discernement était aboli, ou pas.

Quinze jours après les faits, le psychiatre expert  lui avait présenté son rapport. Le diagnostic était clair, schizophrénie, homicide soutenu par des motivations délirantes. Pierre  développait une angoisse persécutive, s’était senti menacé et le meurtre lui avait paru la seule issue. Mais il tenait à évoquer un point de questionnement de l’équipe : l’analyse de sang pratiquée régulièrement pour surveiller d’éventuels effets secondaires du traitement établissait que Pierre l’avait arrêté depuis au moins un mois, ce qu’il persistait à ne pas reconnaître, sans que l’on puisse comprendre pourquoi. Sa pathologie l’avait rendu franc jusqu’à la brutalité parfois, excluant les possibilités de tricherie.

– Vous a – t-il parlé de ce chien dont la mort semble l’avoir perturbé ?

– A votre demande, j’ai questionné le thérapeute sur ce point. Le secret nous prescrit de ne pas divulguer les propos tenus lors des consultations.

Le lieutenant Delmont n’arrivait pas à classer cette affaire.  Les résultats de tous les prélèvements effectués sur place ne lui permettraient pas d’aller plus loin. Mais intuitivement, il entrevoyait un autre scénario plus pervers. Il décida donc de convoquer à nouveau la mère du meurtrier en audition libre.

– Quelques dernières questions avant de clôturer cette enquête : votre fils persiste à affirmer qu’il prenait son traitement, vous confirmez lui avoir préparé ses cachets tous les jours. Or, selon l’analyse la plus récente, la prise a été stoppée depuis un mois au moins.

– C’est impossible. J’aurais remarqué quelque chose sur une période aussi longue. Aucune pilule par terre, et s’il s’était levé pour aller la cracher, je l’aurais vu.

– Il nous reste donc une seule possibilité. Qu’avez-vous donné à Pierre à la place de sa prescription habituelle ?

Mme M semblait éberluée. Le lieutenant poursuivit :

– Vous savez que l’arrêt intempestif du traitement entraîne une rechute brutale. Pierre est vulnérable, vous avez induit des faux souvenirs, l’avez manipulé mentalement pour lui faire effectuer cet acte contraire à son intérêt. Un vrai lavage de cerveau !

Elle se leva d’un bond :

– Mais cette accusation est monstrueuse ! Pierre, c’est toute ma vie.

– Et vous avez cru qu’il serait déclaré irresponsable et qu’il n’irait pas en prison. Vous avez altéré son jugement, vous avez construit patiemment dans son esprit un père dangereux jusqu’au drame. Il vous a vengé bien malgré lui de l’abandon de votre mari.

– Mais comment pouvez-vous penser une chose pareille ?

– Votre fils répétait en boucle « si j’étais sorti de la maison, il m’aurait écrasé avec la voiture ! Comme le chien ! ». Son père a du rentrer pour l’inviter à le rejoindre.

Elle se leva pour quitter la pièce :

– Je ne veux pas en écouter davantage. Je vais prendre contact avec un avocat.

– C’est une bonne idée. Si le juge retient votre responsabilité, ce que je crois, Pierre n’ ira pas en prison, mais vous si.

Avant de sortir du bureau, elle se retourna :

– Mais il y a déjà six ans que je suis en prison, Lieutenant !