Une classe folle

8 novembre 2020 0 Par Nadiege

Je me souviens très bien de la première fois que je l’ai rencontrée. Elle a poussé la porte de la maison témoin où j’assurais ma permanence, avec l’assurance de celles qui savent quel effet elles produisent sur leurs interlocuteurs. Blonde, élancée, d’une beauté stupéfiante, le genre de personne qu’on repère dans la foule et qu’on suit du regard,  élégamment vêtue, elle avait une classe folle. Elle était accompagnée de son fils âgé de six ans. Cette première visite fut suivie de plusieurs autres, où je la vis progressivement se projeter dans un futur  » à cet endroit et nulle part ailleurs ».  Tout lui convenait, elle et son ami devait venir visiter leur futur nid d’amoureux. Elle m’annonça sa venue et son point de vue serait, j’en étais sûre, déterminant. 

Ils arrivèrent ensemble. Avec l’homme grand métissé magnifique qui l’accompagnait, le couple qu’ils formaient était d’une harmonie quasiment surréaliste. Il ne me sembla pas aussi enthousiaste qu’elle, mais dès le lendemain, elle vint constituer son dossier et réserver cette maison. Ma première surprise tint à sa profession : je l’imaginais dans la publicité ou gérant une boutique de mode, elle travaillait en fait dans l’armée et était adjudant. Sa venue à l’agence pour déposer des papiers marqua les esprits, masculins comme féminins, et suscita des vocations militaires insoupçonnées auparavant.

Durant quelques semaines, elle vint régulièrement, notamment les après-midis en semaine plutôt calmes, et nous nous installions pour discuter de ses choix de décoration. Elle avait planifié l’équipement de sa cuisine, l’aménagement de ses placards, passé des heures à feuilleter les catalogues de papiers peints, hésité longuement sur le choix des carrelages de la salle de bain. J’aurais pu réciter la liste de ses  options tant nous en avions débattu.  

La fin de la commercialisation de ce programme arriva et je rejoignis alors un nouvel espace de travail. Elle me promit de m’inviter à pendre la crémaillère dès qu’elle aurait emménagé. Nos chemins se séparèrent provisoirement. 

Un lundi matin, jour de notre réunion commerciale hebdomadaire, le directeur commercial  m’apprit que Mme Laetitia R. renonçait à l’achat immobilier pour lequel elle avait effectué une réservation voici trois mois et demandait le remboursement de son dépôt de garantie, sans invoquer de motif.

—  Avez-vous une idée de ce qui justifie cette demande ?

— Aucune. Je suis extrêmement surprise! D’autant plus que pour récupérer son acompte, on va souvent voir le vendeur ! Notre relation était plutôt bonne, je ne comprends pas.

Je n’eus pas à jouer la comédie, c’était la dernière personne que j’imaginais pouvoir changer d’avis après nos multiples échanges.

S’il est quelque chose que j’ai appris dans ma profession de négociatrice, c’est à quel point ce que les gens laissent voir de leurs désirs lorsqu’ils décident d’acquérir leur lieu de vie est différent de ce qu’ils projettent dans leur apparence sociale. On croise des conformistes dont l’appartement semblera sortir d’une émission de décoration, et des passe-murailles qui meubleront leur cuisine de baby foots, se créeront des décors foutraques reflétant la fantaisie qu’ils ne montrent pas ailleurs. Bref, entre le discours et la posture publique et le vécu dans l’intimité, il y a un écart, parfois un gouffre, deux vies parallèles. L’envers du décor révèle bien des surprises, on s’ennuie rarement dans ce métier.

Que s’était-il passé dans la vie de cette femme qui l’avait conduit à abandonner l’idée de poser ses valises dans ce lotissement, elle pour qui cette décision semblait avoir l’importance d’un nouveau départ ? Elle m’avait dit avoir coupé les ponts avec une famille qui ne la comprenait pas, avoir vécu plusieurs vies et elle ajoutait :

— Tant que le soleil se lève, une nouvelle chance se présente. Il faut savoir la saisir et tant pis si on se trompe, le jour suivant il faut  se relever et recommencer. Sinon, on végète et on s’ennuie. Et un jour, on meurt.

Je n’entendis plus parler d’elle pendant quelques mois. Et puis un soir, elle m’appela chez moi

— J’ai eu votre numéro par la secrétaire à qui j’ai expliqué que je tenais à vous remercier pour votre compréhension. Elle a beaucoup hésité mais elle me l’a finalement donné.  Je me suis dit que j’aurais du vous fournir quelques explications.

— J’avoue que j’ai été surprise !
–Eh bien figurez-vous que mon ami s’est marié, fit-elle plus légèrement, malheureusement pas avec moi ! Je l’ai appris par un faire-part publié dans le journal local.
— Quelle horreur !
— Son autre maîtresse serait enceinte, je dis autre mais j’ignorais son existence bien entendu ! Elle n’aurait pas pris ses précautions lors d’un week-end coquin et est résolue à garder l’enfant. C’est vrai qu’un médecin, car c’est un médecin, ça n’y connait pas grand chose en matière de contraception, ça va de soi !
— ça a du être terrible !

 –Attendez, ce n’est pas tout ! J’ai le père du petit qui sort de prison cette semaine ! Il en avait pris pour cinq ans, mais avec cette loi d’amnistie, il est libérable la semaine prochaine ! J’ai demandé ma mutation pour l’outre-mer car il a promis de me faire la peau s’il me retrouve ! Normalement, j’ai une chance d’atterrir à La Réunion ! 

— Encore un nouveau départ ? 

— Bon, je n’aurai peut-être pas de salle de bains rose, mais j’envisage bien une cabane pas loin de la mer, et mon fils est ravi ! Je vous souhaite le meilleur, l’amour surtout, n’oubliez pas de vivre, et ne vous inquiétez pas pour nous. Nous sommes vivants, donc tout va bien. 

Encore aujourd’hui,  il m’arrive de repenser à cette cliente si peu classique et à sa philosophie de vie, à elle qui parvenait à dissimuler ses échecs derrière l’apparence la plus élégante. Une attitude dont j’essaie de m’inspirer dans les moments où ça va moins bien , et que nous traversons tous un jour.