Un silence assourdissant

29 août 2020 0 Par Nadiege

Mais pourquoi avait-il levé la main ?

La réunion du lundi matin se déroulait immuablement de la même façon : compte rendu de la semaine écoulée, planning de la semaine à venir, et distribution de tâches diverses. Ce lundi là, le directeur demanda un volontaire pour tester un nouveau logiciel de gestion et pour rendre compte aux autres ensuite de son éventuel intérêt. Personne ne se désigna. Un ange passa. Les participants se mirent à consulter fébrilement leurs notes. Il repassa. L’atmosphère se chargea de menace.

— Dois-je désigner quelqu’un ? Je préférerais que l’un d’entre vous se propose !

André commença à se sentir mal, cette situation était particulièrement stressante pour lui, il avait la sensation de manquer d’air. Dans un état second, il s’entendit affirmer :

— C’est entendu ! Je vais essayer cette nouveauté.

Aussitôt dit, il commença à regretter son geste. Il était furieux contre lui-même. Une fois de plus, dans ce type de contexte, il n’avait pas pu  s’empêcher de mettre fin à ce temps suspendu qui est pour lui un supplice.

André n’aime pas le silence, ça l’angoisse. Durant son enfance, d’aussi loin qu’il se souvienne, il ne devait pas faire de bruit.

Il ne devait pas gêner son père quand il rentrait le soir énervé et qu’il ne supportait pas l’agitation de son fils.

Il ne devait pas perturber sa mère, toujours fatiguée, que les jeux bruyants rendaient furieuse.

Il ne devait pas gêner les voisins non plus, donc pas courir ou faire rouler ses petites voitures au-dessus de l’appartement du dessous, ni hurler comme un indien au-dessous de l’appartement du dessus.

A table, on ne parlait pas non plus. Le bruit des couverts résonnait dans le silence. Papa et Maman ne s’adressaient pas la parole la plupart du temps. Et quand ils le faisaient, c’était pour se disputer ou pour le fâcher.

A l’école, André avait des amis, il respirait. Certains avaient des frères ou des sœurs, pas lui. Il écoutait envieux les récits de ses camarades, notamment leurs vacances.  Dans sa famille, on ne partait pas l’été. Papa gardait ses congés pour aller chasser la palombe en automne. Maman lui disait :

— On a de la chance, on vit à la campagne au bon air, pas en ville. On ira voir Papi et mamie si tu veux !

Il aurait tant aimé partir en colonie comme Pierre, ou pêcher des crabes comme Louis. Mais ce n’était pas dans les habitudes de la maison !

André se réfugiait dans la lecture. Là, il pouvait embarquer sur des voiliers avec des pirates, gagner le grand prix automobile, devenir cosmonaute, il était chef de bande, il osait tenir tête à des monstres, bref il vivait !

Dans ce long tunnel d’ennui que fut son enfance, il se promit de ne plus perdre une minute et de laisser le mouvement envahir son espace dès que possible.  Et il tint  parole ! Le bac en poche, il quitta le nid  pour étudier dans une ville universitaire distante d’une centaine de kilomètres du cercle familial. La vraie vie commença. Il se jeta fiévreusement dans toutes sortes d’activités sportives, notamment les arts martiaux et l’escrime, et bruyantes aussi ! L’apprentissage de la guitare électrique lui causa bien quelques soucis avec le voisinage mais lui assura un succès certain avec les filles. Il dormit peu, étudia raisonnablement, fit beaucoup la fête, dansa jusqu’au bout de la nuit, bref mena la vie de patachon d’un étudiant provincial grisé par tous les possibles.

Une seule situation le mettait en difficulté : il ne supportait pas qu’un silence s’éternise, ça le ramenait inexorablement à sa souffrance initiale. Dans sa vie personnelle, son agitation permanente fatiguait sa compagne, et au travail cette attitude qui le poussait à se proposer pour interrompre un temps mort lui valut une réputation de cire pompes bien éloignée  de ce qu’il était en réalité.

Il s’était finalement décidé à suivre une thérapie pour essayer de surmonter cette peur du vide qui le faisait enchaîner toutes sortes d’activités dans un tourbillon permanent. Selon sa psychologue, il était en bonne voie et devait déjà être capable de reconnaître et de gérer l’angoisse qu’il ressentait dans les moments de silence, qui l’empêchait de maîtriser correctement les situations de tension.

Et là, ce matin, il n’avait pas su ! Il n’avait même pas pensé à utiliser les astuces indiquées par la sophrologue, la respiration notamment.

Une colère froide le saisit. C’était maintenant ou jamais ! Il frappa et entra dans le bureau de son directeur. Il dissimula ses mains tremblantes, il sentit des gouttes de sueur perler sur son front,  un étau commença à enserrer sa poitrine, et il s’entendit  dire :

— Je me suis un peu emballé tout à l’heure ! Finalement après avoir considéré ma charge de travail, je juge plus raisonnable de renoncer à tester ce nouvel outil qui mérite qu’on lui consacre un peu plus de disponibilité que je n’en ai en ce moment

— ????

— Désolé ! Il va falloir désigner un autre volontaire.

Et il referma la porte. Et d’un coup, il se sentit incroyablement léger .