Les fils d’Ariane

26 octobre 2021 2 Par Nadiege

Ariane leva le rideau de fer de sa boutique. Elle aimait ce moment où elle préparait l’accueil de ses premiers clients à qui elle ouvrait à partir de 9h30.   Elle avait modernisé un magasin vieillot en y créant une ambiance rétro qui en peu de temps  s’était fait  une place dans ce quartier central. Les amatrices de loisirs créatifs aimaient s’y retrouver pour bénéficier de ses conseils. Elle avait conservé les meubles de métier pour présenter dans un joyeux foutoir rubans et galons, boutons et agrafes et installé des fauteuils, des coussins et une cafetière. On venait y tricoter, y broder, y papoter, passer un bon moment entre copines.

Elle alluma l’ordinateur et commença à parcourir ses mails. Factures, courriers habituels de fournisseurs à traiter rapidement, et …un message personnel ?

– « Bonjour Ariane, désolé d’utiliser votre messagerie professionnelle.  Je suis à la recherche d’une femme très importante pour moi. Je l’ai quittée sans  lui donner la raison de mon silence. Je veux la retrouver. Des indices m’ont amené à penser que vous pourriez être cette personne. Si je me trompe, je vous prie de m’excuser pour cette sollicitation que je ne renouvellerai pas. Mais si tu es mon Ariane, réponds-moi, je t’en supplie. Théo »

Elle sentit les larmes monter et brouiller sa vue. Des souvenirs  douloureux refirent surface. Presque cinq ans s’étaient écoulés depuis sa disparition. Le brillant  étudiant en médecine rencontré lors d’une soirée et dont elle était tombée follement amoureuse était parti du jour au lendemain sans explication. Il lui avait indiqué qu’il se rendait dans un lieu où elle ne pourrait pas l’accompagner ni le joindre avant plusieurs semaines, et il ne lui donna plus de nouvelles. Elle ne se résolut pas facilement à cette situation. Elle ne pouvait pas imaginer d’autre raison qu’un accident ou un évènement tragique à cette absence.  Elle sombra dans une profonde dépression, et s’en sortit lentement grâce au soutien de ses proches. Elle avait abandonné ses études de lettres pour qu’il puisse se consacrer aux siennes, il fallut  remonter la pente. Ce fut long et difficile jusqu’au moment où sa passion pour la broderie lui fit pousser la porte d’un lieu où elle se sentit bien, au point d’envisager d’en ouvrir un dans le même esprit. Elle finit par dénicher un vieux magasin à reprendre au centre de Rouen et s’y installa. Elle le baptisa « les fils d’Ariane ». Ce projet marqua le début de sa renaissance.

Elle relut cent fois ce courriel, laissa passer plusieurs jours sans répondre, elle ne voulait plus souffrir. Ainsi il la cherchait ? Comment l’avait-il retrouvée ?  Elle créa une adresse privée spécifique pour engager la conversation.

– Je ne suis plus certaine d’avoir envie d’entendre tes explications. A quoi bon aujourd’hui ! Mais par  curiosité, j’aimerais savoir comment tu as retrouvé ma trace et surtout pourquoi tu souhaites reprendre contact avec moi.

– Je suis rentré d’Afrique depuis deux ans. J’ai essayé de rencontrer ta mère, elle a refusé de me parler, ton père m’a menacé de me faire la peau si je venais à nouveau perturber ton existence. Ils m’ont conseillé de repartir d’où je venais.

– Et donc, tu as abouti comment sur cette adresse ?

– J’ai exploré les réseaux sociaux en commençant par Facebook ; j’ai cherché ton nom en vain ; j’ai remonté des listes interminables d’amis qui résidaient dans la même ville que nous, j’ai consulté des collections de « copains d’avant ». J’ai écrit le prénom Ariane sur tous les moteurs de recherche que je connais. Sur Instagram, des photos d’ouvrages réalisés grâce au talent d’une Ariane unanimement appréciée de ses fidèles clientes ont ouvert une piste parmi d’autres. J’ai cherché des renseignements sur ton entreprise et j’ai reconnu ton nom, j’ai mis tous mes espoirs dans le mail que tu as lu.

– Quel intérêt, toutes ces recherches ! ça n’a pas grand sens aujourd’hui !

– Si, c’est essentiel pour moi de t’expliquer les raisons de mon départ. J’ai toujours souhaité rejoindre une mission humanitaire, et j’ai proposé mes services à MSF sans te le dire, c’est vrai, car tu n’étais pas vraiment d’accord. L’engagement suppose qu’ on soit prêt à partir sans sa famille six à douze mois dans un environnement instable dès qu’un poste est disponible. Je comptais t’appeler de là-bas pour te dire où j’étais et te demander de m’attendre et de me laisser vivre cette expérience.

– Et tu m’as laissée sans nouvelles. Tu étais où ?

– Dans la région du Tigré en Ethiopie. Le centre de soins où j’ai été affecté a été attaqué le soir de mon arrivée. Des soldats y ont mis le feu. Les communications ont été coupées. J’ai été blessé et j’ai développé une fièvre qui m’a laissé quasi inconscient plusieurs jours à la charge de mes collègues.

–  Et après ? Tu as bien du imaginer mon inquiétude.

– Je t’ai écrit, les lettres étaient centralisées et postées dans des délais très variables. J’imagine que tu n’as rien reçu. J’ai essayé d’appeler après quelques semaines. La situation sur place était dramatique. Je ne pouvais pas abandonner ma mission. Tes parents ne t’ont rien dit ?

– J’étais hospitalisée vraisemblablement à ce moment là

 – Je regrette beaucoup la manière dont s’est terminée notre belle histoire. J’ai été égoïste. Accepterais-tu qu’on se voit pour parler ?

Ariane sentit la colère monter en elle .

–  Bien sûr ! Tu pourrais me raconter ta vie  avec la fille d’un mandarin parisien. J’ai cru comprendre qu’on était loin de l’humanitaire. Ou bien aborder ton récent divorce et ton éviction de l’équipe qui officie dans sa clinique ! Moi aussi, je sais utiliser les réseaux sociaux. C’est maintenant que tu repenses à moi ?

– Ce n’est pas ce que tu crois. J’ai vraiment tenté de te retrouver avant cet épisode. Et je n’ai jamais cessé de penser à toi.

–  Je ne suis plus aussi naïve. Je te remercie pour cet échange me fait un bien fou et qui m’ôte tout regret. Adieu.  

Elle appuya sur la touche envoi, puis supprima l’adresse provisoire. Elle se sentit incroyablement légère.