Je viens du zoo

2 août 2020 1 Par Nadiege

Réécriture du texte de la consigne n°2

Le rideau rouge vient de s’ouvrir.

Un grand échalas, à la silhouette osseuse, au visage émacié rentre sur la scène.  Un regard clair, magnétique lui confère une beauté inquiétante. On devine que c’est  un marginal.

Il essaie d’engager la conversation avec un homme assis sur un banc, qui  lit un journal.

Le  décor est minimaliste, un jardin public ou un parc, suggéré par des silhouettes d’arbres esquissées en arrière-plan. Je suis déçue par cette pauvreté apparente, encore un spectacle au rabais pour scolaires. Heureusement, on pourra toujours rigoler avec les copines pendant le voyage de retour.

C’est la première fois que j’assiste à une pièce dans un vrai théâtre, Daniel Sorano à Toulouse,  grâce  à des enseignants de français soucieux de  faire découvrir le spectacle vivant à des jeunes qui n’ont aucune opportunité de ce type dans leur campagne. 

La salle m’avait pourtant fait bonne impression : des colonnes grecques encadrant une entrée majestueuse, le parterre avec ses fauteuils rouges, les balcons.  

  • Je viens du zoo, ça vous ennuierait qu’on cause un peu ?

 La voix nue, grave, de Laurent Terzizff  se déploie. Elle me captive instantanément. Il n’occupe pas simplement l’espace, j’ai le sentiment qu’il le hante. On ressent parfaitement la folie de Jerry qu’il habite plus qu’il ne l’interprète. Autour de moi,  tout le monde s’est tu.  

L’homme sur le banc écoute un peu par compassion ce SDF lumineux qui veut absolument parler à quelqu’un et dont  la solitude est criante.  Il semble curieux, mais ne manifeste aucune empathie. La voix unique, le regard intense et douloureux, le comédien nous entraîne dans le délire de Jerry, tantôt violent ou séducteur, tantôt cultivé ou grossier. Je me sens happée, envahie. Il dégage un feu intérieur qui me fait penser à un héros de Dostoievski.

  • Je suis allé au zoo pour en savoir plus sur la façon dont les gens existent avec les animaux, et la façon dont les animaux existent entre eux, et aussi avec les gens. 

Il est question du chien d’une voisine, aux yeux rouges, et de la confrontation  avec ce chien.

Je suis absorbée par le jeu du comédien comme s’il jouait pour moi seule.

Ainsi, le théâtre, ça peut être ça ? Un texte nu,  porté par un acteur incandescent ? Une émotion à l’état pur ? Et je sens que  je suis la  toute petite partie d’un tout, qui vibre comme moi au son de cette voix reconnaissable entre toutes, et qui ressent la même émotion. 

C’est tellement loin des représentations diffusées à la télévision, où dans des décors de Roger Harth et des costumes de Donald Cardwell, des personnages entrent et sortent,  où des portes claquent au sein d’intérieurs bourgeois, où il y a des amants dans des placards, des conversations sur canapés, du rire, des rebondissements.

L’homme écoute toujours cet individu qui envahit son espace social sans qu’il sache l’arrêter. On sent qu’il est à mille lieux des préoccupations de Jerry. Mais moi, je sens sa détresse. Quand il se tait,  le silence est d’une qualité que j’ai rarement retrouvée dans une salle de spectacle. Nous sommes envoûtés.

Jerry s’assied à côté de l’homme et commence à le pousser. Celui-ci se défend, ou plutôt il défend son banc. Il devrait partir, mais lui, l’homme bien élevé, inséré,  décide de résister. L’atmosphère devient oppressante. Et nous assistons, impuissants, à l’explosion  de  la pulsion animale auparavant cachée sous le vernis de la bienséance et de la politesse. Jerry va se jeter sur lui, et ce dernier, poussé à bout, a sorti un couteau sur lequel Jerry vient se tuer.

Assassiné après une lutte pour posséder un banc public ! 

Je reçois  cette scène comme un coup de poing dans l’estomac. Je suis prête à mordre. Mes camarades aussi. Quand nous en avons parlé après le spectacle,toutes  les réactions allaient dans le même sens :

  • Est-ce que je pourrais tuer pour un motif futile ? Je ne crois pas
  • Moi, si ma vie était en jeu, je crois que oui.
  • Nous nous sentons supérieurs aux animaux, mais en fait, notre instinct primitif est toujours là. Et nous nous entretuons encore pour des territoires !
  • Nous aussi, nous sortons du zoo !

 Je suis restée suspendue à la voix de Jerry, à sa détresse, à son agressivité latente. Par l’incarnation extraordinaire d’un acteur, j’ai été  bousculée, j’ai pu ressentir combien est fragile le rempart de l’éducation. 

Le rideau rouge s’est refermé. Depuis cette soirée, le théâtre  fait partie de ma vie.