Fragments : pluie dans l’heure

17 janvier 2021 2 Par Nadiege

1/Jour de pluie

Il pleut depuis ce matin. Je profite d’une accalmie pour sortir faire une course. Pas grand monde dans les rues. Je slalome entre les flaques. Tout est sombre. Deux tubes de gouache, un gris et un marron, suffiraient à un peintre pour rendre toutes les nuances du paysage :  l’anthracite des toits pointus imitant les docks typiques de ce quartier, l’eau marronnée par la boue du bassin à flot, l’acier des ridelles du pont du pertuis et des rails encore présents, le gris des pavés, l’habillage rouille d’un bâtiment de lofts encore inoccupés. J’entends les sonnettes actionnées par les cyclistes qui se signalent, le bruit assourdi des moteurs et le chuintement des pneus sur l’asphalte mouillée. Plus d’odeurs nauséabondes, ni agréables. Soudain, entre deux nuages, un rayon vient éclairer la scène d’une lumière crue et me procure une sensation de chaleur bien fictive. Je perçois la transparence de l’air. La palette ne change pas mais tous les détails sont soulignés, les lignes  blanches ressortent sur les voies, les feuilles rouillées des quelques arbres luisent. Les silhouettes des enfants se reflètent dans les barbotières. Une ménagère divine a lessivé le sol, astiqué les voitures à grande eau, et contemple les passants qui ferment leurs parapluies.

2/Jeux d’intérieur

Lorsque j’étais enfant, entre sept et onze ans, nous avons habité quelques années une ancienne maison de rue. Dès l’entrée un escalier majestueux occupait  l’espace et laissait supposer un logement cossu, promesse très vite démentie dès qu’on pénétrait dans la pièce à vivre qui s’étendait sur  les 2/3 du rez-de-chaussée. Elle  communiquait avec une petite salle à manger, bien mal nommée puisque nous n’y mangions  presque jamais. Une cuisinière  y trônait en majesté, qui procurait chauffage et cuisine moyennant qu’on l’alimente en mazout tous les soirs. Au centre de la pièce, une grande table : nous y avons déjeuné, diné, pétri des gâteaux, dessiné, fait nos devoirs.  A l’étage, deux chambres, une pour les parents, l’autre pour les enfants, et une salle de douche. Nous ne nous y éternisions pas  vu la température. Un grand garage jouxtait l’habitation et au-dessus de celui-ci un immense grenier, accessible depuis le palier.

C’était devenu notre domaine des jours de mauvais temps. Le fond de la pièce était occupé par la lessive qui y séchait. Seule une petite  fenêtre en éclairait l’avant.  A cet endroit, on jouait à la maîtresse d’école avec mon frère et ma sœur sur le tableau noir reçu pour Noel. Et on y trouvait aussi quantité de choses qu’on n’avait pas pu caser ailleurs, des jouets, nos cahiers des années précédentes, des piles de magazines, des vêtements usés, une boîte à couture, des trésors glanés lors de promenades, des marrons, des cailloux, des coquillages recyclés en bijoux. Enroulés dans des vieux rideaux, nous jouions aux rois et aux princesses, aux pirates, aux gendarmes et aux voleurs, et nous passions des heures loin du monde sous des tentes bricolées jusqu’à ce que maman nous appelle pour manger. Nous quittâmes un jour cette vielle demeure pour un pavillon neuf plain-pied bien plus confortable.  Mais nous n’avons jamais retrouvé l’atmosphère magique de ce no man’s land improbable où nous avons partagé tant de rêves.

3/Analyse

Dans les deux cas, le thème transversal est la transformation. Le paysage gris est transformé par la lumière dans le 1er fragment. Dans le 2ème, c’est le grenier qui devient le théâtre  de scènes variées, avec comme seule limite   l’imaginaire des enfants. Le mauvais temps aussi est un élément commun. Je fais partie de ceux qui aiment la pluie, et surtout ce moment en fin d’averse où la lumière magnifie les espaces. Pour les formes courtes, je préfère le style indirect aux dialogues.

J’ai essayé d’utiliser des éléments d’ambiance dans un bout d’histoire qui pourrait s’intégrer à un polar par exemple.

4/Sale temps  

Il revêtit un jean et un sweat noir à capuche avant de sortir,  enfila des baskets et une doudoune de la même couleur. Plus banal comme uniforme y a pas, songea-t-il. Il pourrait aisément disparaître quand il aurait effectué sa tâche. Il n’était plus le mari modèle, mais le vengeur masqué. Il admira la transformation. Le costume c’est important pour entrer dans le personnage. Comme quand il était enfant, et qu’il passait des heures déguisé en chevalier à essayer de sauver une princesse drapée dans un rideau en vieille dentelle. A part qu’il était grand désormais, et qu’il y avait bien longtemps qu’il ne jouait plus au Prince Charmant.

Il pleuvait depuis le matin. Pas grand monde dans les rues. Il attendra. Après 18h, en novembre, tout est gris et l’obscurité s’installe vite. Quand il sortira du tram, le traître empruntera la rue Delbos comme tous les soirs. Et quand il passera devant le chantier de l’école en construction, aucun lampadaire n’éclairera la zone, ça sera le moment. Il le regardera s’affaisser, le sang qui s’écoulera de sa blessure ira rejoindre le flot boueux qui gonfle le caniveau. Il pourra repartir comme il est venu. Il a toujours aimé la pluie.