Demain, je pars

11 juillet 2020 2 Par Nadiege

Demain, je pars. Ma décision est irrévocable. Cette fois-ci, j’irai jusqu’ au bout.

Dans mon lit, je repense à toutes ces années qui ont passé si vite sans que je prenne conscience qu’on ne revient pas en arrière, à tous ces départs repoussés pour des raisons qui me paraissent dérisoires avec le recul.

Combien de projets ai-je différés dans ma vie ? D’ aussi  loin que je me souvienne, j’ai toujours fait preuve d’indécision. Tout petit déjà, choisir m’angoissait !  Vanille ou fraise ? Trottinette ou vélo ? Foot ou rugby ? Vacances chez Mamie Thérèse ou chez Tata Hélène ? Pourquoi choisir ? Les autres l’ont fait pour moi, et ça ne m’a pas posé plus de problèmes que ça !

Dans mes souvenirs d’écolier, rien de bien saillant : des copains un peu interchangeables, toujours admis dans le groupe, mais je n’ai jamais suscité  de pulsion d’amitié exclusive ou de rejet. Peu d’enseignants doivent se souvenir de moi : j’ai toujours appartenu au ventre mou de la classe, moyen, terne, je n’ai brillé ni par mes résultats ni par ma personnalité. Et pourtant, sous cette apparence passivité, que de rêves bouillonnaient sous mon crâne, que je me promettais de réaliser !

Je ne suis pas devenu architecte, il aurait fallu passer plusieurs années dans une ville universitaire, loin de la maison familiale. Et mes parents se questionnaient sur ma capacité à faire face à une vie d’étudiant, tant mon manque de maturité et d’autonomie leur semblait évident. J’aurais pu essayer de les convaincre. J’aurais du ? Je ne l’ai pas fait. Je suis devenu expert comptable, c’est bien aussi ! Et je n’ai même jamais mis les pieds à New-York, moi qui m’imaginais construire des gratte-ciels.

A vingt ans, je suis tombé raide amoureux de Victoria, elle occupait mes pensées jour et nuit. Je la trouvais éblouissante, elle était vivante, rieuse, drôle. J’ai pris un risque démesuré en l’invitant au cinéma. Pour des raisons que je ne m’explique toujours pas, elle a accepté, et nous sommes sortis ensemble quelques temps. Ce sont les rares moments  de mon existence où j’ai suscité de l’envie. L’amour rend aveugle, elle ne m’a pas trouvé renfermé mais mystérieux, pas triste mais posé, pas indolent mais sécurisant. Je l’ai présentée à maman, qui  a trouvé qu’elle avait mauvais genre. Au bout de quelques mois, elle m’a demandé de quitter ma famille pour que nous vivions ensemble. A plusieurs reprises, j’ai promis de partir avec elle. Elle m’a quitté finalement.

Je me suis marié avec Cécile, nous avons construit une famille, une maison, un quotidien. Je n’ai pas été malheureux…Heureux ? Par moments. Nous avons peu voyagé, des séjours organisés la plupart du temps, et nous retrouvions avec plaisir notre demeure.

 — Bonjour M. Duran. Je viens de prendre mon service. Voulez-vous que je vous apporte quelque chose ?

— Non, rien, merci. Avez-vous pu acheter ce que j’ai demandé ?

— Oui, bien sûr ! Vous ne voulez toujours pas que j’appelle votre fils ?

— Non, ce n’est pas la peine !

— Bien, à tout à l’heure. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi.

Elle referme la porte et je replonge dans mes souvenirs.

Je me suis retrouvé seul à 55 ans, Cécile  a demandé le divorce car elle a rencontré quelqu’ un qui lui a donné le sentiment qu’elle était vivante. Elle n’a pas laissé passer cette chance. On ne le dira jamais assez, le quotidien tue plus de couples que l’infidélité. Depuis, j’ai eu quelques bonnes fortunes, mais je n’ai pas bousculé mes habitudes. J’ai pris quelques responsabilités dans le bureau de l’Association Cycliste locale, j’ai toujours aimé le vélo ! ça m’a rapproché de Mathieu, mon fils. Il termine des études de géomètre. Quand il vient me voir, nous parlons courses, maillot jaune ou à pois. Mais qu’est-ce que je connais au fond de sa vie ? Je n’ose pas le questionner, et c’est bien tard pour entamer le dialogue.

J’ai pris ma retraite à 60 ans, en même temps qu’un abonnement à la salle de sport et à la médiathèque.

Je n’ai pas parlé de ma maladie à Mathieu, ni à mon ex-femme d’ailleurs. J’ai développé une forme très rare de leucémie. J’ai accepté de participer à un protocole expérimental. Très vite, l’oncologue m’a signifié que je ne répondais pas à l’immunothérapie que je testais.

— Bonsoir M. Duran. Etes-vous toujours décidé ?

— Oui, docteur, je suis prêt. Je tenais à vous remercier, vous et votre équipe,  et je veux partager avec vous un verre de cet excellent nectar.

— Je ne connaissais pas le Pacherenc, mais je penserai à vous quand j’en boirai à nouveau. Tenez Françoise, goûtez !

Nous le dégustons religieusement. Je me ressers et avale le sédatif. Je me sens apaisé.

— J’ai rédigé deux lettres, une pour Mathieu, pour lui dire que je l’aime et qu’il ne faut jamais laisser passer le bonheur. J’en ai écrit une autre à Cécile pour lui dire que j’ai voulu être seul pour cette étape et pour lui demander de répandre mes cendres en haut du col du Tourmalet, c’est un bel endroit où j’ai vibré ! Vous leur remettrez bien entendu ?

Le médecin prépare sa seringue. Deux infirmières l’assistent à côté du lit.

— Ils sont rares les patients qui affrontent seuls l’étape ultime !

Je lui souris.

– Oui, mais  cette fois, c’est moi qui ai décidé, et toute la nuit je me suis répété 

Demain, je pars…enfin !

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